Et si ce que nous appelons “romance” au cinéma était souvent… de la violence maquillée ? Dans son essai Désirer la violence, la journaliste Chloé Thibaud explore avec lucidité un pan méconnu de notre culture : l’érotisation de rapports non consentis dans la pop culture. Des scènes cultes de James Bond aux comédies romantiques adolescentes, en passant par Pixar ou Twilight, elle démontre comment ces récits ont façonné notre imaginaire amoureux — et souvent banalisé la violence
Ce n’est pas une croisade contre le cinéma, ni un appel à la censure. C’est une invitation à prendre conscience. Car l’impact de ces représentations va bien au-delà du grand écran. Il influence nos désirs, nos comportements, notre façon d’interpréter le consentement. Dans une époque marquée par #MeToo et la redéfinition des rapports de genre, cet ouvrage propose une grille de lecture salutaire et profondément actuelle.
Culture du viol, normes du désir, syndrome du « bad boy », fausse gentillesse masculine et représentations toxiques dans les fictions mainstream : autant de pistes qu’explore Chloé Thibaud.
Culture du viol : quand la fiction romantise l’agression
Des baisers volés… ou baisers forcés ? De nombreuses scènes de films dits “romantiques” reposent sur un malentendu glaçant : le non est synonyme de jeu. Qu’il s’agisse par exemple de baisers “volés” dans James Bond ou Indiana Jones. Ou encore de confrontations entre ennemis qui finissent en passion, la violence devient excitante. La musique, la mise en scène, le charisme des acteurs… Tout contribue à nous faire oublier qu’il s’agit souvent d’un début d’agression.
L’illusion du romantisme. Dans des films pour enfants comme Ratatouille ou des comédies populaires comme L’Auberge Espagnole, des scènes d’embrassades forcées sont littéralement mises en scène comme des moments de grâce. Ce traitement esthétique rend la violence invisible. On ne parle pas ici de représentation explicite de viols, mais de la manière dont le non-consentement est constamment érotisé, surtout dans les relations hétérosexuelles.
Le consentement : une notion floue pour beaucoup
Une étude australienne de 2022 révèle que 3 hommes sur 5 ne savent pas reconnaître une scène de sexe non consentie. Ce chiffre alarmant illustre donc la nécessité d’une éducation au consentement, y compris via les médias et la culture.
Chloé Thibaud rappelle ainsi les piliers du consentement : il doit être enthousiaste, libre, éclairé, spécifique, réversible et informé. Or, dans la majorité des fictions, ces principes sont absents, voire contredits.
Si tout le monde ne reproduit pas ce qu’il voit à l’écran, ces récits finissent par façonner nos attentes, nos fantasmes, nos schémas relationnels. Ils banalisent alors une zone grise qui n’a rien de floue dans la vraie vie : l’absence de consentement est ainsi une violence.
Le syndrome du “bad boy” : quand la domination attire
Du harceleur au psychopathe en passant par le stalker, de nombreux anti-héros masculins sont sexualisés et présentés comme désirables. Qu’ils violent, frappent ou manipulent, leur comportement se voit justifié par leur charisme, leur richesse ou leur souffrance.
Ce que Chloé Thibaud appelle le “syndrome Chuck Bass” traduit une vision dangereuse du désir féminin. Celui où l’homme qui maltraite serait finalement celui qu’on veut “sauver”. C’est la logique du “fuis-moi je te suis” poussée à l’extrême.
La sauveuse : un mythe féminin persistant. Ce fantasme repose aussi sur le mythe de la femme guérisseuse. Celle qui est capable de transformer un homme toxique par la force de son amour. Dans Twilight, Gossip Girl, ou 365 DNI, les héroïnes sacrifient leur liberté, leur sécurité ou leurs relations pour rester avec des hommes violents… présentés comme passionnés.
Les faux gentils : une violence plus subtile
Le loup dans la peau du prince charmant. Tous les agresseurs ne sont pas brutaux. Certains sont « gentils ». Le cinéma regorge de ces figures : des hommes présentés comme bienveillants, mais qui franchissent les limites. Le meilleur exemple : Pretty Woman. Le personnage de Richard Gere y sauve Julia Roberts… Mais il le fait tout en l’humiliant, en l’isolant et en provoquant une agression par un tiers.
Le danger du “gentil allié”. Avec #MeToo, une nouvelle figure est apparue : celle de l’homme féministe… en façade. Chloé Thibaud alerte sur ce nouveau masque du patriarcat, utilisé pour séduire, manipuler, voire abuser. Ces “faux alliés” participent à une culture où les femmes doivent se méfier, même de ceux qui se prétendent différents.
Héros tueurs et serial lovers : quand les monstres deviennent sexy
Les tueurs en série sont régulièrement sexualisés au cinéma. De You à Extremely Wicked, incarnés par des acteurs séduisants comme Zac Efron ou Penn Badgley, ces personnages rendent la violence glamour. La peur devient un ingrédient du désir.
Cette représentation contribue à un phénomène réel : l’hybristophilie, ou l’attirance pour les criminels. En parallèle, les femmes dangereuses dans la fiction sont rarement sexualisées, mais plutôt caricaturées comme folles, instables, ou monstrueuses.
Des études récentes confirment l’impact de ces représentations :
- 17 % des Français pensent que “non peut vouloir dire oui”.
- 18 % estiment qu’une femme peut prendre du plaisir à être forcée.
- 32 % considèrent qu’un viol est souvent dû à un malentendu.
Ces croyances sont ainsi le fruit d’un conditionnement culturel. Des décennies de récits où le refus n’est jamais vraiment un non nourrissent ces croyances. C’est ainsi un modèle où les violences se maquillent en passion.
Vers une nouvelle éducation sentimentale
Des séries comme Sex Education ou I May Destroy You proposent des modèles alternatifs. Dans le respect du consentement, avec des relations saines et une communication émotionnelle. Mais elles restent toutefois encore minoritaires dans l’océan de productions mainstream
Chloé Thibaud ne milite pas pour l’interdiction des œuvres problématiques. Elle milite pour une conscience critique. Apprendre à décoder les messages implicites, à identifier les clichés toxiques, à éduquer notre regard.
Les œuvres culturelles ne sont pas neutres. Elles nous éduquent, parfois à notre insu. Représenter une relation équilibrée, sans violence ni manipulation, est un acte politique. C’est une manière d’imaginer d’autres modèles de désir, plus libres, plus justes, plus joyeux.
Désirer la violence n’est pas une dénonciation aveugle du cinéma. C’est un appel à regarder autrement. Chloé Thibaud nous invite à interroger les récits qui ont forgé nos imaginaires amoureux. Ceux où l’amour justifie tout, même l’humiliation, la peur ou l’agression.
En nous offrant des clés de lecture claires, accessibles, appuyées par des exemples concrets et des études sérieuses, son livre agit comme un décodeur. Il ne s’agit pas de diaboliser la pop culture. Il s’agit de reprendre le pouvoir sur nos désirs, choix et émotions.
La prochaine fois que vous regarderez une scène d’amour intense, demandez-vous si elle aurait été aussi romantique… sans la violence.